Entetien avec Raymond Peyramaure - Extraits de presse

Raymond Peyramaure, metteur en scène circassien et formateur, a été l'un des pionniers du nouveau cirque en France. En 2002, Les Oiseaux fous, sa dernière compagnie, a été accueillie en résidence par la ville de Salbris. Ce qui a donné naissance à un Centre des arts gesticulatoires et à un festival, La Saison des amours.


Cassandre : Face aux grosses machines festivalières, est-il possible d'inventer d'autres formes de rendez-vous ?

Raymond Peyramaure : Les gros festivals démontrent qu'il y a quelque chose de malade dans la diffusion artistique. Ça devient un véritable secteur économique, ce qui pervertit l'activité artistique. Ces gros festivals s'apparentent à des supermarchés de la culture. Le ministère donne de l'argent, de l'aide au fonctionnement des compagnies. Mais finalement, cet argent sert à quoi ? À payer l'essence, l'hôtel, le resto, le branchement EDF pour le chapiteau, les droits de place à la municipalité d'Avignon, etc. La part artistique se trouve noyée dans une énorme machine économique. Pourtant, le festival est essentiel dans la démarche artistique. C'est le regard des autres qui te fait exister. Quand j'ai débuté, j'ai monté des spectacles de rue. Quand tu n'as rien, tu travailles avec rien ! À l'époque, il existait des lieux où tu pouvais jouer librement, les flics toléraient que tu t'installes dans une rue piétonne. Le " saltimbanque " faisait partie du paysage social... Du coup, tu rencontrais un public. Ça te permettait d'expérimenter l'espace scénique, de chercher ce qui convenait à ta sensibilité. Quand tu travailles dans la rue, si tu choisis de jouer au centre d'une place, instinctivement, en s'installant de manière circulaire, le public devient public de cirque. Si tu t'appuies contre un mur, tu crées un espace à l'italienne ; si tu te mets en angle, ton public est de face. Un espace scénique, ce n'est pas une surface préexistante, c'est quelque chose qui établit une relation avec le public. Les gens trouvaient normal de donner de l'argent, cela faisait partie de cette relation particulière. Maintenant, les festivals achètent les artistes pour qu'ils jouent dans la rue. Le public ne se sent plus obligé de rendre quelque chose et l'artiste n'a plus besoin de prouver quoi que ce soit. Il est institutionnalisé, il existe en tant que tel. Une relation très importante pour la vie artistique a disparu. En même temps, il n'y a plus de place pour le débutant, pour la nouvelle création. Pour qu'un festival obtienne des subventions, il faut déplacer du monde, et pour ça, il faut une " bonne programmation ". On ne prend plus le risque des spectacles inconnus.

Le festival devient en lui-même une finalité. Certaines compagnies pensent qu'il faut absolument aller à Avignon pour exister. Elles s'endettent pour louer quelques heures de représentation dans un théâtre avignonnais. Le danger, c'est que l'on se mette à créer en fonction de cet événement, de cette situation, de ce public. Ça pervertit la créativité. Les spectacles qui marchent dans les festivals fonctionnent sur l'attrait immédiat. On pourrait décrire le stéréotype du spectacle avignonnais ! Du coup, ces gros festivals transforment le public, le formatent. Le deuxième danger, c'est la consommation. Les gens se gavent de spectacles ! À Aurillac, Châlons ou Avignon, on nous propose près de cinq cents représentations par jour... C'est un matraquage inutile. Si quelque chose te bouleverse, tu as envie de conserver l'instant, l'émotion, pas d'enchaîner tout de suite ! En outre, le gros festival n'amène pas un public vers les compagnies. La fréquentation moyenne des spectacles est faible, et il y a des spectacles où il n'y a personne. Le public avignonnais est acquis. Tu te trouves face à des spectateurs professionnels qui te donnent des conseils de mise en scène. Ce n'est pas un vrai échange. La relation avec le public est faussée.

Haut de la Page

Comment le festival La Saison des amours a-t-il été conçu ?

C'était la rencontre d'un lieu et d'une volonté politique. Au fond, j'ai tenté de faire un festival comme j'aurais aimé qu'on m'en propose un quand j'étais sur la route avec mon chapiteau. Avoir une chance de rencontrer un public, des acheteurs, sans pour autant se faire exploiter. La Saison des amours cherchait à favoriser une rencontre entre les artistes et le public, une sorte de " rendez-vous galant ". Tu te prépares, tu t'habilles, tu te libères pour ce moment. Ça change tes habitudes, c'est un événement dans ta vie... je voulais que chacun prenne la responsabilité de la rencontre : le public et les compagnies. Je n'ai pas sélectionné les spectacles, je ne les ai pas vus avant le festival. Je suis contre cet intermédiaire qui pose un discours avant que le public ne soit là. C'est à l'artiste de prendre le risque de la rencontre, et au public de juger. Je ne voulais pas mettre les artistes en compétition, mais leur donner la possibilité de rencontrer un vrai public. Il n'y avait jamais deux spectacles en même temps. On a fait une entrée forfaitaire par jour, ce qui donnait un public pour toutes les compagnies. Les plus connues ont fait bénéficier les autres de leur public.

Dans quel sens était-ce la rencontre d'un lieu et d'une volonté politique ?

Ce n'était pas un festival " parachuté ", mais en lien avec ce qui s'y passe toute l'année dans ce lieu. Nous avons mis du temps avant de monter un festival, nous avons d'abord mis en place un accueil en résidence. J'avais une relation privilégiée avec la ville. J'étais en adéquation avec sa politique d'action culturelle. C'est essentiel. Il faut dire que ce lieu est très beau : trente-cinq hectares de prairie sauvage, une rivière, des étangs, et maintenant des caravanes et des chapiteaux... Il a une histoire : des paysans ont travaillé là, puis ça a été transformé en terrain de golf, laissé à l'abandon pendant douze ans. Des artistes ont ressuscité le lieu. Il y a vingt ans, le cirque dépendait du ministère de l'agriculture ! En nous proposant une résidence, le maire avait compris que ce croisement du nomadisme et du sédentaire générait de l'artistique. Beaucoup de circassiens sont passés ici. En retour, dans sa saison culturelle, la ville programmait toujours un spectacle de cirque. Le festival s'inscrit dans cette continuité, pour l'éveil du public dans la durée. Dans une petite ville économiquement défavorisée, enclavée, l'associatif et le culturel sont les seuls moyens de continuer à exister. Mais ce lieu risque de tomber en désuétude, car nous ne sommes pas assez nombreux à avoir cru au projet.

Haut de la Page

Concevoir un festival peut être un mode de résistance ?

Tout acte de création est un acte de résistance : à partir du moment où tu crées, tu mets en cause ce qui existe. La notion de festival est complètement liée à la vie artistique. Les gens qui vivent ici, que personne ne se soucie de sensibiliser, ne vont pas à Avignon. Ici, pourtant, le samedi, un gars peut venir de vingt kilomètres pour faire ses courses de la semaine dans un hypermarché, ce qu'il ne fera jamais pour un spectacle. Même si les gens ont des voitures, il faut continuer d'apporter la culture dans les lieux isolés, il faut trouver des formes qui permettent ça ! Il ne faut jamais perdre de vue le fait que tout le monde y a droit, que c'est un droit. Avec Les Oiseaux fous, quand nous étions programmés dans une grande ville, on essayait toujours de jouer dans les petites villes voisines, parfois en autoproduction, pour ne pas perdre ce public qui a un vrai besoin. Dans les zones rurales, il n'y a pas assez d'argent pour acheter des spectacles. De plus, ils sont tellement habitués à ne rien avoir qu'ils en viennent à penser que ce qui est présenté chez eux ne peut pas être bon ! Ici, à Salbris, les gens ont tendance à dévaloriser leur propre culture. Multiplier les occasions de rencontres en milieu rural, donner des habitudes culturelles est une nécessité. J'ai toujours insisté sur l'importance de l'autonomie des cirques, car le chapiteau est un outil idéal de diffusion en zone rurale. On apporte une salle de spectacle, des artistes, des techniciens - ce qu'une petite ville ne peut s'offrir à l'année. Il y a des petits festivals à odeur de frites dans la région, dont les princes de la culture se moquent parce qu'il y a plus de stands andouilles-frites que de spectacles. Mais ce qui compte, c'est que les gens se déplacent pour les spectacles. Il y a des lieux où c'est en même temps la fête du village. L'important, c'est de toucher le public, de sensibiliser de nouvelles personnes. Dans les villages, des spectateurs arrivent une heure avant le spectacle - le petit vieux dont le costume sent la naphtaline et sa femme avec son petit sac à main brillant : ceux-là viennent vivre un moment. Et toi, tu as la sensation de servir un moment. Et toi, tu as la sensation de servir à quelque chose, à transformer le regard des gens, à ce qu'ils portent un regard de plus en plus sensible sur la création...

Céline Delavaux, " Réinventer la rencontre ", Cassandre, n° 62, été 2005.

Page précédente Haut de la Page